Stages de musique avec Emmanuelle Vincent
Après avoir suivi un cursus musical très classique à Poitiers, je décide que le violoncelle sera ma profession et je vais continuer mes études au Conservatoire à Rayonnement Régional de Lyon. Je commence à enseigner en 1980 au Conservatoire et dans des écoles de la région et cela me passionne immédiatement ! J’introduis tout de suite (en tâtonnant, parce que personne ne m’a formée à procéder ainsi) l’improvisation dans mon travail. Cette méthode semble bien fonctionner. Je trouve extraordinaire tout ce qui peut apparaître des qualités de la personne à travers le travail avec l’instrument et la musique.
Dans mes débuts, je donne également des cours de solfège en cherchant une façon de procéder qui reste au plus près du vivant, du mouvement, du jeu, de l’envie d’inventer tout en étant soumis à des règles, indispensables dans tout domaine où il s’agit de communiquer et donc de se faire comprendre… Surtout que le texte écrit ne devienne pas une chose morte ! Surtout rester actif en s’emparant de ce texte … (le texte n’est qu’un aide-mémoire, on a tellement tendance à l’oublier… ) J’ai toujours trouvé singulier qu’un élève faisant de la lecture de notes, de rythme ou solfiant un texte, prenne un ton systématiquement psalmodiant au lieu de déjà mettre en évidence le sens et la dynamique sous-jacents et de déjà chercher comment interpréter à travers les signes les plus évidents : ça monte, ça descend (les dynamiques de la voix vont donc varier) les rythmes sont réguliers ou irréguliers (la dynamique est donc en mouvement incessant et mon corps le vit dans ses élans) c’est à 3 temps, à 4 temps (tous les temps n’ont donc pas la même importance et je le ressens ) … Il me semble qu’un premier problème se situe peut-être déjà là : au lieu de rester ce qu’il devrait être (une sorte de jeu de piste avec des lois multiples à comprendre) un texte écrit semble vite envoûter l’apprenti musicien au point de lui faire perdre sa personnalité, sa vitalité et son esprit de décision… Il se soumet, il perd son âme, il s’affadit au point de disparaître derrière le texte au lieu de profiter de la trame qui lui est proposée. Celle-ci est faite de notes et de lignes déjà construites par un autre, précises et strictes certes, mais qui ne sont là que comme un possible. Cet ensemble de signes une fois compris, il faut donner libre cours à sa sensibilité personnelle et à son sens de la musique et de la vie à l’intérieur de ce cadre. L’enveloppe est déjà là mais l’intérieur de l’enveloppe appartient à chaque interprète (qui doit avoir également suffisamment de connaissances pour ne pas faire de contre sens musicaux, bien sûr).
Le mot «improvisation » prend dès lors déjà tout son sens : j’improvise même dans un texte qui n’est pas le mien et que je dois interpréter puisque, heureusement, le contenu entre le début d’une note et la suivante est à moi ! Et puisque l’imaginaire qui va sous-tendre mon interprétation m’est absolument personnelle. Ma vigilance à rester en mouvement ne doit se relâcher à aucun moment sinon je risque de devenir esclave du texte plutôt que créateur : une partie de ce qui doit être dit est déjà posée par l’auteur, l’autre appartient à l’interprète.
Il me semble qu’on oublie parfois de rappeler les choses ainsi avec suffisamment de vigueur face aux apprentis musiciens… Ils se trouvent, de ce fait, souvent dépossédés, avant même d’avoir commencé, de ce pour quoi ils ont entrepris cette aventure musicale et deviennent petit à petit apathiques et sans désirs véritables…Devant ce constat, je prends assez rapidement le parti de chercher le moyen de rendre à mes élèves leurs capacités de créativité. Une des solutions étant d’éliminer la partition et de mettre en scène les compositeurs intérieurs de chacun. On peut commencer dès le premier cours…Il n’est pas nécessaire d’être un virtuose pour pouvoir exprimer ce qui nous habite…
J’ai la chance, dans ce parcours professionnel, d’avoir assez vite à faire travailler des petits groupes de très jeunes violoncellistes avec un ou deux ans de pratique derrière eux et carte blanche pour le contenu du travail que je peux leur proposer.
Et puis, les choses commencent à se mettre en place et prennent sens : En 84, je m’intéresse à la voix et je suis des ateliers au « Roy Hart Théâtre ». Cela me donne beaucoup d’outils de travail en lien avec l’improvisation et me permet de mieux comprendre et gérer mon espace personnel.
Je rencontre dans ces stages Jean Lucien Jacquemet qui travaille sur l’expression vocale et gestuelle avec également comme principe de tenter de donner aux personnes qu’il fait travailler les outils pour faire émerger ce qui est le plus important en eux. Nous commençons à travailler ensemble. Je crois que c’est grâce à lui que j’ai osé me lancer dans ce travail plus impliquant et plus personnel encore que celui que je faisais alors avec mes élèves. Dans les années 90, nous décidons de faire, tous les deux puis avec des petits groupes, de la recherche dans le domaine de l’improvisation musicale. Nous travaillons soit avec la parole, soit avec l’aspect musical, voix ou instrument.
Ce travail est passionnant et nous essayons, petit à petit, de mieux comprendre « comment ça marche » (question brûlante et récurrente chez toute personne qui s’approche de ce domaine : « l’improvisation, oui, mais pourquoi et comment et où cela nous mène-t-il ? »).
Pour nous, avec évidence je crois, c’est l’analyse, in vivo, du fonctionnement, à tout niveau, qui fait avancer le travail. Sur le plan de la connaissance de soi, de la relation, de la confiance en soi et en l’autre, de la prise de conscience que nous savons faire beaucoup plus de choses que nous ne le croyons. Cela permet aussi de développer notre capacité de centration et de compréhension du vivant …c’est un outil excellent. De plus, l’improvisation est un domaine dans lequel nous pouvons allier travail et plaisir… c’est un beau cadeau et il faut peut-être penser à le transmettre…
Dans les années 2002-2004, je travaille 2 ans et demi avec une autre Emmanuelle qui est chanteuse. Nous créons « Emduo », duo d’improvisation à 2 voix et un violoncelle. Là aussi, notre idée est d’aller le plus loin possible dans la compréhension et la justesse de la démarche d’improvisation. Nous travaillons régulièrement, presque une fois par semaine. Là aussi, le constat reste le même : la rigueur accompagne au plus près les expériences de cet ordre. Sans elle, on ne peut pas vraiment progresser. Il n’est pas ici question de « faire un bœuf » mais de travailler, d’avancer dans notre compréhension de la relation au son, à la musique et aux rôles que nous prenons avec les personnes avec qui nous jouons. « Emduo » est resté assez confidentiel mais a produit tout de même quelques concerts…
Au conservatoire je trouve ma place parmi les professeurs de violoncelle en osant ouvertement poser cette spécialité de l’improvisation et des portes s’ouvrent, puisque je suis chargée officiellement depuis 2004 d’initier tous les élèves de violoncelle à ce travail. Depuis plusieurs années, ce travail s’est d’ailleurs ouvert aux autres instruments que les instrumentistes à cordes.
En parallèle à toutes ces expériences, Jean Lucien Jacquemet et moi décidons, après plusieurs années de réflexion, de tenter la mise en place d’un stage réunissant nos deux spécialités : « Improvisation voix et violoncelle » né en 2003. Il a eu lieu depuis, chaque été et a pris fin après l’été 2017. Il a concerné pendant longtemps uniquement l’ensemble des instruments à cordes (violon, alto, violoncelle, contrebasse et viole) puis s’est ouvert lui aussi à tous les instruments.
En 2012 les choses prennent aussi une autre tournure pour moi et s’ouvrent aussi bien au niveau pédagogique qu’au niveau artistique : des articles que j’ai écrits sur l’improvisation dans « la revue de l’association du violoncelle » et dans celle de l’association des violonistes (Lamirésol), suivis d’un colloque des instrumentistes à cordes à Aix en Provence en novembre 2012 dans lequel je présente mon travail. Un bel enthousiasme des auditeurs amène des propositions de formations dans différents Conservatoires : au Pôle Supérieur de Paris notamment, dans la formation des futurs enseignants cordes. A Lorient, à Lyon … Et puis plus de prestations artistiques, dans des cadres assez intimes bien sûr, mais l’improvisation me semble faite pour cela…
La proposition du travail en improvisation se développe pour moi de plus en plus sous différentes formes : travail de week-ends à Lyon avec les instrumentistes, stages d’improvisation l’été, formation professionnelle, proposition pour les enseignants ou les élèves dans des conservatoires de musique qui le demandent.
Je donne aussi des cours à des élèves adultes qui ont commencé tard le violoncelle: la demande n’est souvent pas la même que celle des enfants. Il ne s’agira sans doute pas de jouer les Suites de Bach à la perfection mais plutôt de trouver un plaisir réel et justifié à être vraiment en phase avec ce que l’on fait même si c’est très simple (surtout si c’est très simple…). Les moyens techniques élevés ne sont pas une nécessité pour toucher et être touché, il faut surtout de l’intensité. Moins de texte peut-être mais plus de présence et de centration car sinon, où serait la satisfaction ? L’enjeu est donc de trouver le plus juste positionnement des différentes parties de notre être : le corps, le geste, l’émotion, l’analyse, le sentiment, l’imagination… avec notre violoncelle pour créer de la musique habitée.
Depuis quelques temps, d’autres ouvertures se profilent : le violoncelle, dans ce contexte de grande attention à soi et à l’autre, semble pouvoir offrir un grand bien être, voire des réparations de l’être dans de zones blessées… Sa gravité naturelle, sa douceur empreinte de puissance peuvent être mise au service de l’autre pour lui procurer du réconfort ou permettre de faire émerger des images et des émotions qui se laissent approcher grâce à la musique crée pour lui…